Ensemble et séparément : des lieux pour cohabiter
Psychologue, sociologue, enseignante honoraire et chercheuse à l’Ecole nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais, Monique Eleb aime à se définir comme sociologue spécialiste des modes de vie, de l’habitat et de son architecture. Elle co-signe avec Sabri Bendimérad l’ouvrage Ensemble et séparément, Des lieux pour cohabiter. Elle y interroge les nouveaux modes de cohabitations et les propositions spatiales spécifiques qui en résultent, entre respect de l’intimité et espaces à partager. Nous l’avons interrogée alors qu’elle est amenée à travailler de plus en plus avec des maîtres d’ouvrage, constatant un déficit de réflexion sur l’organisation du logement par rapport aux évolutions des usages et des modes de vies.
Les modes de vies changent et nous continuons de construire pour des structures familiales semblables à celle des années 50.
Les espaces d’habitations (appartements, maisons, immeubles) sont-ils bien adaptés aujourd’hui à nos modes de vie ?
Hélas non. Il est nécessaire d’opérer une transformation en profondeur de l’habitat, afin de tenir compte des nouvelles manières de se comporter et de vivre. Les modes de vies changent et nous continuons de construire pour des structures familiales semblables à celles des années 50, soit un couple avec 2 enfants, ce qui est catastrophique : cette famille « classique » ne représente plus que 45 % de la société française contre 80 % il y a 25 ans. On a aujourd’hui affaire à des foyers à la composition très diversifiée : des familles recomposées, des familles monoparentales, des gens qui vivent en cohabitation, -un mode de vie plébiscité plus seulement par les étudiants-, des enfants parfois qui reviennent à la maison, et il y a 36 % de célibataires. Et pourtant, il existe des dispositifs spatiaux qui seraient faciles à mettre en place, mais que les maîtres d’ouvrages ne peuvent pas encore prendre en compte.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples de ces dispositifs ?
Renoncer par exemple à la distinction traditionnelle entre l’espace jour et l’espace nuit dans les habitations, avec une conception spatiale qui regroupe nécessairement les chambres. Les habitants n’apprécient pas spécialement ce type de configuration dans laquelle la chambre des enfants est collée à celle de parents. A cause du bruit, mais aussi de l’intimité nécessaire (d’autant plus nécessaire si l’on pense aux cohabitants ou aux familles monoparentales qui souhaitent par exemple vivre une vie amoureuse).
On pourrait envisager 1 ou 2 chambres près de la porte d’entrée pour séparer les parents et les enfants, et dont l’usage serait aussi flexible : une pièce pour que l’adolescent prenne son envol, que la grand-mère se sente autonome et puisse entrer et sortir librement, qu’une jeune fille au pair ou qu’un aidant puissent y séjourner.
Nous sommes, en France, très centrés sur la technique et sur l’ingénierie, ce qui est bénéfique pour toutes les innovations concernant « l’enveloppe » du bâtiment, mais qui se fait au détriment de la distribution des pièces.
De nouvelles propositions spatiales apparaissent quand même…
Oui, les maîtres d’ouvrage sont de plus en plus nombreux à se rendre compte qu’il faut adapter le logement aux conditions démographiques d’aujourd’hui et accéder à une forme de flexibilité. Qu’il faut réinterroger la manière de concevoir le logement contemporain. C’est pour cela que, ces dernières années, l’on voit émerger des lieux pensés pour organiser la cohabitation. Des propositions spatiales spécifiques qui combinent intimité protégée et lieux de rencontres aménagés pour répondre à nos nouveaux modes de vie.
L’évolution vient aussi beaucoup en ce moment de ce que j’appelle l’intérieur extériorisé, c’est-à-dire la terrasse, la loggia, le jardin d’hiver. Les architectes y sont moins bridés et prennent plus de liberté dans le traitement de cette interface. Car il faut avoir conscience de 2 choses : les maîtres d’ouvrages se heurtent à des normes très maximalistes en France, et la taille de nos logements ne cesse de diminuer ; nous avons les logements les plus petits d’Europe. Ces normes les obligent par exemple à concevoir un 3 pièces dans 57 m2.
Et puis, nous sommes aussi très centrés sur la technique et sur l’ingénierie. Ce qui est bénéfique pour toutes les innovations concernant « l’enveloppe » du bâtiment bien sûr, mais qui se fait, à mon avis, au détriment de la distribution des pièces. Nous réfléchissons moins aux différences culturelles et aux évolutions de la société. Il y a encore un déficit de réflexion sur l’organisation du logement aujourd’hui, par rapport aux mœurs, aux usages et aux modes de vies.
Je prône la flexibilité et la réversibilité des lieux et des immeubles, a minima leur adaptabilité.
Comment imaginez-vous l’habitat idéal de demain ?
Il me semble que l’habitat idéal de demain est une habitation équipée. Une habitation au sens large du terme, appartement, maison ou immeuble, qui intègre ou offre des services pour répondre aux nouveaux modes de vie : il répondra à la mutualisation avec des pièces communes comme une buanderie, un bureau ou une chambre qui puissent être loués pour alléger les charges. Il participera à la redynamisation des centres des grandes villes grâce à l’intégration de crèches ou de lieux d’accueil pour la petite enfance, de jardins et de parcs. Il prendra en compte la transformation du travail : 30 % des gens environ travaillent tout ou partie chez eux, 10 % de façon permanente, et ils seront de plus en plus nombreux. Il faut donc imaginer des lieux partagés dans les immeubles ou dans les quartiers, des lieux mixtes, avec habitations privées et bureaux, ce que les maîtres d’ouvrage font de plus en plus. La mutation du travail pose aussi la question de la nouvelle affectation des très nombreux immeubles de bureaux existants. C’est pourquoi, je prône la flexibilité et la réversibilité des lieux et des immeubles, a minima leur adaptabilité.
Ensemble et séparément : des lieux pour cohabiter de Monique Eleb et Sabri Bendimérad, ed. Mardaga, Avril 2018.